Saturday, May 01, 2010
Le führer des Wallons
Qui était Léon Degrelle? Et comment peut-on, à partir des pages qu'il a écrites, établir une théorie du fascisme? Jonathan Littell répond dans «le Sec et l'Humide». Dont voici, en exclusivité, les bonnes feuilles
C'est surtout avant guerre que Léon Degrelle se fit connaître, comme un jeune trublion vaguement fascisant, portant beau et cherchant, à la tête d'un mouvement populaire d'origine catholique, à bouleverser la classe politique belge. Sa popularité atteint son zénith en 1936, lorsqu'il parvint à envoyer vingt et un députés au Parlement de Bruxelles; mais, dès 1938, de plus en plus associé par l'opinion publique à l'hitlérisme montant, il marquait un net recul et avait perdu une bonne partie de son influence politique. Peu découragé, il milita durant la «drôle de guerre» pour des positions ultra-neutralistes perçues comme ouvertement pro-allemandes par une population extrêmement méfiante à l'égard des intentions du Reich. Le 10 mai 1940, jour du déclenchement de l'offensive allemande contre les Alliés occidentaux, Degrelle est interné avec de nombreux germanophiles et autres suspects par les autorités belges. Evacué lors de la débâcle, transféré à la Sûreté française à Dunkerque, réchappé de peu du massacre d'une vingtaine de prisonniers à Abbeville, battu et maltraité, trimbalé de prison en prison à travers la France, Degrelle sera enfin libéré après l'Armistice, au pied des Pyrénées. Le 21 août, de retour en Belgique, il rencontre le comte Capelle, secrétaire du roi Léopold III, qui lui explique les nouvelles orientations politiques du Palais: faire équipe avec les nationalistes flamands, avec les néo-socialistes du Parti ouvrier belge, avec les Allemands. «Et Hitler?», affirme avoir demandé Degrelle. «Allez-y, aurait rétorqué Capelle, nous le désirons.» Degrelle avait déjà rencontré Hitler en 1936 et était tout de suite tombé sous son charme; mais une nouvelle rencontre prévue pour octobre 1940 capote (pour cause d'invasion de la Grèce); et les services du Militärbefehlshaber in Belgien und Nordfrankreich, qui, selon les recommandations du Führer, favorisent «autant que possible» les nationalistes flamands, considérés comme «germaniques», opposent un mépris souverain à toutes ses offres de collaboration. Degrelle a beau réorganiser le rexisme sur un modèle ouvertement fasciste, avec chemises noires, marches aux flambeaux et embrigadement de la jeunesse, c'est l'«immobilisme politique», la traversée du désert; même son Heil Hitler! du 1er janvier 1941, qui causa la défection de nombreux rexistes à tendance belgiciste, n'y suffira pas: «gross angelegte Reklame» («une réclame de grand style»), déclarera le général Reeder, l'administrateur militaire de Belgique qui considérait Degrelle comme «ein Scharlatan». Or, dès l'invasion de l'Union soviétique par l'Allemagne, en juin 1941, l'ambitieux lieutenant de Degrelle, Fernand Rouleau, soutenu par des cercles royalistes francophones inquiets de la montée en puissance de la collaboration flamande, propose la création d'une légion «Wallonie» antibolchevique au sein de la Wehrmacht. Pris de vitesse, angoissé par la perspective d'une perte de prestige qui ne ferait qu'accélérer sa mise au placard définitive, Degrelle - qui s'en serait bien passé - n'a qu'une solution: s'engager. A son argument selon lequel son statut politique devrait lui valoir au moins un rang de lieutenant, les autorités militaires allemandes opposent une fin de non-recevoir: «Manque de connaissances militaires et techniques.» Il partira donc comme Schütze du 1er groupe de la 1re section de la 1re compagnie. Qu'à cela ne tienne: la légende, plus tard, n'en sera que rehaussée, et la presse rexiste de l'époque abonde en photos du «simple mitrailleur» Degrelle.
Non seulement Degrelle survivra par miracle à quatre ans de combats parfois effroyables - «Chance Degrelle, chance éternelle», chantonnait-on à l'époque -, mais sa rapide montée en grade et la mort de plusieurs officiers supérieurs lui donnent enfin, en 1944, le commandement effectif de la légion, maintenant versée à la Waffen-SS en tant que SS-Sturmbrigade «Wallonien». Les combats héroïques de son unité, notamment lors de la percée de l'encerclement soviétique de Tcherkassy, en février 1944, lui ont valu décorations, promotions, rencontres avec Hitler, puis, à l'automne, sa nomination de Volksführer der Wallonen (suprême autorité civile sur les Belges francophones dans le Reich). Son pari est gagné: par le biais de la collaboration militaire, s'imposer, auprès des Allemands, comme l'incontournable interlocuteur belge dans le cadre de l'Ordre nouveau d'après guerre. Hélas pour lui, l'après-guerre ne sera pas nazie. Abandonnant ses hommes du côté de Lübeck, début mai 1945, Degrelle fuit en Norvège; de là, un avion long-courrier le transportera en Espagne, où, malgré une condamnation à mort par contumace en Belgique, il finira paisiblement ses jours, entouré d'une cour de fidèles, impénitent, plus emmuré dans ses mensonges et ses postures stériles que jamais. [...]
Le Moi-carapace du fasciste
Ce n'est pas en fait de la politique de Degrelle qu'il sera question ici, mais de son langage. «(...) disons avec des mots vrais ce que fut leur épopée, comment ils ont combattu, comment leurs corps ont souffert, comment leurs cœurs se sont donnés», écrit-il. Bien; regardons ce que nous disent au juste ces mots vrais. Dans le texte.
«Le fascisme est un mode de production de réalité (...) pas une question de forme de gouvernement ou de forme d'économie, ou d'un système quel qu'il soit», écrit Klaus Theweleit dans son grand livre de 1977,«Männerphantasien». Theweleit, le premier peut-être, a voulu prendre les fascistes au mot. Travaillant sur un corpus d'environ deux cents romans, mémoires et journaux rédigés par des vétérans des Freikorps allemands de 1918-1923, il a tenté d'analyser la structure mentale de la personnalité fasciste. Impossible de résumer ici ce livre brillant, polymorphe, insaisissable; tout au plus pourrons-nous tenter d'en esquisser les conclusions générales. Le «fasciste» ou «mâle-soldat» (soldatischer Mann), pour Theweleit, ne peut pas être compris en termes de psychanalyse freudienne, il doit être approché par le biais de la psychanalyse de l'enfance (Melanie Klein, Margaret Mahler) et de la psychose (Michael Balint et d'autres), ainsi que de concepts hérités de Deleuze et Guattari. Le modèle freudien du Ça, du Moi et du Surmoi, et donc de l'Œdipe, ne peut pas lui être appliqué, car le fasciste, en fait, n'a jamais achevé sa séparation d'avec la mère, et ne s'est jamais constitué un Moi au sens freudien du terme. Le fasciste est le «pas-encore-complétement-né». Or ce n'est pas un psychopathe; il a effectué une séparation partielle, il est socialisé, il parle, il écrit, il agit dans le monde, de manière hélas souvent efficace, il prend même parfois le pouvoir. Pour y parvenir, il s'est construit ou fait construire - par le truchement de la discipline, du dressage, d'exercices physiques - un Moi extériorisé qui prend la forme d'une «carapace», d'une «armure musculaire». Celle-ci maintient à l'intérieur, là où le fasciste n'a pas accès, toutes ses pulsions, ses fonctions désirantes absolument informes car incapables d'objectivation. Mais ce Moi-carapace n'est jamais tout à fait hermétique, il est même fragile; il ne tient réellement que grâce à des soutiens extérieurs: l'école, l'armée, voire la prison. En période de crise, il se morcelle, et le fasciste risque alors d'être débordé par ses productions désirantes incontrôlables, la «dissolution des limites personnelles». Pour survivre, il extériorise ce qui le menace de l'intérieur, et tous les dangers prennent alors pour lui deux formes, intimement liées entre elles: celle du féminin et celle du liquide, de «tout ce qui coule». Comme le fasciste ne peut pas entièrement anéantir la femme (il en a besoin pour se reproduire), il la scinde en deux figures: l'Infirmière (ou la Châtelaine) blanche, vierge bien sûr, qui généralement meurt ou en tout cas se pétrifie, à moins que le fasciste ne l'épouse, auquel cas elle disparaît purement et simplement du texte; et l'Infirmière (ou la Prostituée) rouge, que le fasciste, afin de maintenir son Moi, tue, de préférence en l'écrasant à coups de crosse et la transformant en bouillie sanglante. Quant à la menace du liquide, le fasciste peut soit la projeter sur le bolchevisme, auquel cas elle revient sous la forme de la Marée rouge, contre laquelle il érige la digue de ses armes et de son corps (dur), soit la dompter, en faisant par exemple couler la foule dans le canal rigide de la parade national-socialiste. [...]
Après Moi, le déluge
Car, si la campagne de Russie est perdue, reste «la Campagne de Russie». De toute évidence, les souffrances, les horreurs des combats, le choc de la défaite ont sérieusement ébranlé cette armure qui est la seule chose qui maintienne l'intégrité d'un Degrelle. Il est urgent de la rafistoler; et pour ce faire il n'y a plus qu'un moyen. La mention finale «Hôpital militaire Mola, San Sebastián (Espagne), août-décembre 1945» trahit la hâte; dès que son bras droit est sorti du plâtre, il se met au travail. Bien plus qu'un testament politique, une entreprise d'autojustification, ou un brûlot destiné à remettre sa carrière d'après guerre sur les rails, «la Campagne de Russie» est avant tout une vaste opération de sauvetage du Moi degrellien, naufragé ballotté par les flots. Et cette opération, contrairement à la guerre elle-même car menée à une échelle bien plus modeste, sera un succès. Plus efficace que les puisettes du Caucase, l'écriture permettra à Degrelle d'écluser les flots qui submergent son psychisme, et, à l'aide des stratégies rhétoriques que j'ai tenté d'esquisser, de les canaliser, de les évacuer, et de tirer la chasse. Le livre servira ainsi d'éponge; Degrelle s'en sortira sec, son Moi-carapace, un uniforme amidonné de colonel SS, plus rigide que jamais, prêt pour la suite des événements. Après Moi, le déluge.
© Gallimard, 2008
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